Cinéma

Année(s): 1976
Auteur(s): André-François Barbe.
Catégorie: Franco-Belge – Erotique.
Genre: Strips et strip-teases.
Format: Histoires courtes regroupées une première fois en 1976 dans un tome unique (Cinémas) aux éditions Faiseur d’Images, et une deuxième fois en 1982 dans deux tomes (Cinéma 1 et 2) aux éditions Glénat.
Le septième art et le neuvième art, deux moyens de raconter des histoires sur des supports diamétralement opposés car si la principale caractéristique du cinéma est, comme son nom l’indique, le mouvement (en grec, kinema), la bande-dessinée est une série d’images immobiles. Et pourtant, à bien y réfléchir, l’image en mouvement du cinéma n’est qu’une illusion d’optique résultant de la succession rapide d’une série d’images fixes. De ce fait, les deux supports sont-ils vraiment si différents? Ne pourrait-on pas recréer le cinéma en bande-dessinée? C’est à cette gageure que s’attaque André-François Barbe (1936-2014) à travers une série de courts récits fort justement baptisés Cinémas. Silence, on tourne!
Œuvre hybride, Cinéma (ou Cinémas, selon l’édition à laquelle on se réfère) ne ressemble à aucune autre bande-dessinée. Il n’y a pas de personnage principal ou récurrent, pas de dialogues (à deux-trois répliques près) et le plus souvent, pas de véritable histoire. Même la mise en page est atypique avec des strips verticaux évoquant des pellicules de film et comportant le plus souvent 7 cases chacun pour un total de 21 cases par page et, la plupart des récits s’étendant sur deux pages, 42 cases par histoire (Hé oui, on pouvait déjà trouver la réponse à la grande question sur la vie, l’univers et le reste dans une BD parue deux ans avant que Douglas Adams ne la mentionne dans son œuvre).
Ce format permet à Barbe d’utiliser un découpage décomposant au maximum les mouvements de ses personnages, donnant ainsi au lecteur l’impression de regarder réellement les images fixes d’un film pour en recréer le mouvement dans sa tête.
Dans ce domaine, Barbe est un précurseur puisque ce procédé sera réutilisé de nos jours par le mangaka Yûsuke Murata pour certaines séquences de la version webcomic de One Punch Man. Pour ceux qui ne connaissent que l’édition papier qui zappe ces passages, voici ce que cela donne:
Barbe en profite pour utiliser des procédés inhérents au cinéma mais sans les limites de ce dernier. Ainsi, un de ses récits repose sur un zoom sur le médaillon d’une femme, puis sur celui de la femme représentée sur ce médaillon, puis sur celui que porte la femme visible sur ce deuxième médaillon, lequel représente également une femme sur laquelle… Et ainsi de suite. Et comme chaque médaillon représente une femme un peu moins habillée que celle qui le porte, on assiste ainsi à un strip-tease assez original dans sa forme.
D’ailleurs, tous les récits reposent sur la présence d’une ou plusieurs femmes dénudées à l’érotisme plus ou moins prononcé. Et Barbe sait s’y prendre pour croquer leurs courbes d’un trait aussi efficace qu’épuré. Une épure qui atteint son sommet dans une scène de strip-tease réduisant progressivement l’héroïne à une silhouette blanche sur fond noir.
Il n’y a d’ailleurs aucune couleur dans cette série qui s’apparente décidément beaucoup à un vieux film muet en noir et blanc, l’auteur excellant dans la gestion des trames et des aplats noirs.
Une autre technique dans laquelle il excelle est celle des « transformations » qui sont une véritable marque de fabrique de la série. Barbe utilise en effet souvent ce qu’on pourrait appeler un « morphing avant l’heure », zoomant progressivement sur un élément précis avant de dézoomer pour nous révéler que c’est devenu autre chose. Des jambes deviennent ainsi une bouche, un œil devient la lune, la croupe d’un cheval devient celle d’une femme, une enveloppe qu’on ouvre devient une robe qu’on enlève, les rideaux d’un théâtre de marionnette deviennent les fesses d’une pendue, des lèvres deviennent des lèvres (vous m’avez parfaitement compris), des jambes deviennent les lettres d’un cri, l’espace négatif entre les cheveux d’une blonde devient les cheveux d’une brune, etc.
Si l’effet obtenu est souvent fascinant, on n’échappe pas à certaines répétitions. J’ai d’ailleurs renoncé à compter le nombre de fois où une paire de fesses devient une paire de seins (et réciproquement, les deux faisant la paire).
Comme je l’ai dit plus haut, il y a rarement une histoire et les différents récits reposent d’avantage sur cet exercice de style appliqué à un thème donné: un requin, un motard, une sorcière, le mythe de Godiva ou de Pygmalion… Ce qui n’empêche pas la plupart des histoires de se terminer sur une chute souvent surréaliste reposant parfois sur un retour à la situation initiale avec ou sans un changement notable: un épouvantail qui porte désormais des vêtements, deux personnes qui ont échangé leurs chapeaux après avoir échangé leurs pensées…
Barbe se permet même de briser le quatrième mur dans la conclusion d’un récit mettant en scène un photographe de charme où les strips eux-mêmes deviennent la pellicule de son appareil dans laquelle il finit emberlificoté.
Si la plupart des histoires s’étendent sur deux pages, plus rarement une seule, il y a deux exceptions avec les récits intitulés Requiem pour Jules (6 pages) et surtout La mour ou l’amort! (20 pages et non, je n’ai pas fait de faute de frappe avec le titre) Ce récit (qui comporte un curieux défaut d’impression puisque les deux strips de la page 11 sont intervertis) mettant en scène une mystérieuse et meurtrière aviatrice aussi casquée que John John (souvent vêtue uniquement de son casque, d’ailleurs) est l’occasion pour Barbe de rompre avec les contraintes de son propre format en casant deux cases verticales ayant chacune la hauteur de deux cases normales et en faisant parfois sortir les personnages des limites de leurs propres cases pour empiéter sur les voisines, le tout culminant dans la page 2 où un des personnages englobe non-seulement 6 cases entières… mais interagit ainsi avec certaines des cases précédentes et devient même un élément du décor dans les cases suivantes!
A l’encre noire sur ses pages blanches, Barbe se fait son cinéma et nous livre un fascinant exercice de style doublé d’une leçon magistrale de graphisme et de découpage que tout aspirant auteur de BD se doit de lire au risque de ne plus savoir à quel Saint se vouer avec tant de dessins de seins à dessein.
Verdict?
Illustrations extraites de : Cinéma, One Punch Man