Chris Melville – Trafic Caraïbes

Année : 1981

Auteurs : Alain de Kuyssche et André-Paul Duchâteau (Scénario), Daniel Hulet (Dessins).

Catégorie : Franco-Belge – Aventure.

Genre : Situation explosive à Grenade.

Durée : One-shot.

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Mais comment a-t-on pu publier ça!? Voilà la question qu’on se pose généralement à la lecture d’une mauvaise BD. Dans le cas de celle qui nous intéresse ici, la réponse est des plus simples: à l’époque (1981), le coscénariste, Alain de Kuyssche, était rédacteur en chef du magazine SPIROU et il voulait surfer sur ce qui faisait le succès du concurrent TINTIN: les séries d’aventure réalistes s’adressant à un public plus mature. Le résultat? CHRIS MELVILLE, un surfeur justicier originaire « d’une ville en Amérique » et qui va « partout où il y a la mer ». Il est l’heure de nous plonger dans sa première (et dernière) aventure: TRAFIC CARAIBES.

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Heu… Tu sais, Chris, quand je dis « plonger », c’est juste une expression, hein. Bon, passons. Un coup d’œil à la bibliographie du coscénariste sur le très bon site BDoubliées nous révèle que de Kuyssche a surtout écrit des articles pour le magazine dont il était rédacteur en chef tout en tâtant très occasionnellement du scénario. Les seules autres histoires que j’ai lues de lui sont deux courts récits de SPIROU & FANTASIO illustrés par Nic Broca: « le Fantacoptère Solaire » (Sympa) et « Allez Champignac! » (Tellement mauvais qu’on a longtemps cru que le scénariste (non crédité à l’époque) était un petit lecteur lauréat d’un concours. De Kuyssche lui-même reconnaît avoir « dû concocter cette histoire en un peu plus d’un jour et une nuit, ce qui explique son immense originalité et son intérêt indéniable! ») Pour ceux qui souhaitent les lire, ces deux récits figurent dans le tome 12 de l’intégrale de la série. Quoi qu’il en soit, le CV du monsieur ne donne pas l’impression d’avoir à faire à un scénariste chevronné. C’est pourquoi il s’est contenté du pitch tandis que le découpage et les dialogues étaient confiés à André-Paul Duchâteau (RIC HOCHET), scénariste inégal capable du meilleur comme du pire. D’ailleurs, durant la publication de la série dans le magazine, Duchâteau était crédité comme seul scénariste. Et pourtant, ils s’y sont bien mis à deux pour écrire cette histoire, ce qui ne les a pas empêchés d’utiliser quelques uns des clichés les plus éculés du genre.
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Aux dessins, on trouve le regretté Daniel Hulet (L’ETAT MORBIDE) qui, bien que novice dans la BD et encore très influencé par Hermann, était déjà très talentueux à l’époque. Car s’il faut bien reconnaître une qualité à CHRIS MELVILLE, ce sont ses dessins: anatomie parfaite (même si on remarque parfois des maladresses dans les proportions et les raccourcis), décors somptueux, scènes d’action dynamiques, ambiances appropriées… Graphiquement, tout est absolument magnifique, à l’image de cette scène sous-marine particulièrement immersive (Même si l’avant-bras gauche du plongeur du bas fait furieusement penser à … autre chose.).
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D’ailleurs, dès la scène d’intro, Hulet nous gâte avec deux superbes planches du héros sur sa planche. Tellement belles qu’il ne manque que le thème d’Ushuaïa en fond sonore.
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Les images parlent d’elles-mêmes et pourtant, Duchâteau se sent obligé de rajouter une narration pour le moins poétique: « Cela pourrait être le début du monde … Une vague énorme qui déferle vers une plage déserte … Et soudain, comme la naissance d’un être …! Le combat sans cesse renouvelé avec la mer, incertain, exaltant, à nouveau gagné! Après l’effort, comme toujours, il se sentait merveilleusement heureux … Heureux d’exister. Sur le sable luisant, rivalisant avec le soleil pour sécher ses gouttelettes de mer … Il était arrivé depuis quelques jours aux Caraïbes. Les plages étaient immenses et il pouvait marcher des heures sans apercevoir d’autres pas que les siens … D’autres pas …? » Et le narrateur récidive ses envolées lyriques à quatre reprises: quand des brutes agressent le héros et démolissent sa planche (« Les coups! Accessoire! Mais « sa » planche, c’est sa vie, sa liberté …! »), quand le héros navigue (« La vie était souvent comme une grosse pierre qu’on soulève, et dessous, ça grouille de vermine … Heureusement, il y avait la mer … »), quand il perd connaissance (« Et longtemps, longtemps, un siècle après … ») et quand il reperd connaissance 3 cases plus loin (« A nouveau, le trou noir, un millénaire qui s’écoule, et puis … »). Bon! Monsieur Duchâteau, ne le prenez pas mal mais … étiez-vous sobre au moment de rédiger ça? Enfin, au moins, quand il fait de la poésie, il ne se prend pas pour Wikipédia.
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Mais revenons à l’histoire. Peu après sa séance de surf, Chris Melville est abordé par un jeune garçon, Anthony, qui veut lui vendre une cassette. Aussitôt après, l’enfant est malmené par deux brutes qui ne semblent pas apprécier son commerce. En bon héros de BD, Chris prend sa défense, d’où bagarre, fusillade et course-poursuite. Finalement, notre héros et son nouvel ami sèment leurs agresseurs et les mots « A suivre » apparaissent dans le coin de la page, car je vous rappelle que la série était publiée en feuilleton dans SPIROU.
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Avouons-le, même si elle n’a rien d’original, cette première partie est plutôt pas mal et donne envie de lire la suite. Imaginez donc le choc du lecteur qui, après avoir attendu pendant une semaine la parution du numéro suivant, découvrait atterré que toute la première partie (la cassette, l’agression d’Anthony, la fusillade) n’était qu’un coup monté destiné à piéger Chris Melville à l’aide de policiers ripoux.
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L’instigateur de tout ça? L’infââââââme Iturralde, un ignoble trafiquant de cassettes pirates (!) qui veut obliger Chris à transporter pour lui une cargaison de cassettes dissimulée dans des surgelés. Car le truand suit une logique étrange selon laquelle un surfeur sait forcément naviguer. Je suppose que si Chris avait été un skater, il lui aurait demandé de conduire un poids lourd.
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Ceci-dit, le scénariste a dû réaliser assez vite qu’un simple trafiquant de cassettes pirates faisait un méchant principal un peu faible et s’empresse d’en rajouter. Ainsi, dès la page suivante, Iturralde est décrit comme « un politicard » sans qu’on sache trop pourquoi. Et surtout, Chris découvre rapidement que les cassettes qu’il croit transporter contiennent en réalité …
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Je ne suis pas certain que cacher de la marchandise de contrebande à l’intérieur d’une autre marchandise de contrebande soit le plus sûr moyen de tromper la police, mais passons. Vous trouvez que le scénario est encore trop simple comme ça? Alors mettez vos casques de chantier pour vous protéger car la suspension d’incrédulité ne va pas tarder à lâcher. Voyez-vous, cette livraison cache ENCORE autre chose. En effet, Chris avait d’abord refusé l’offre d’Iturralde et ce dernier l’avait fait céder en faisant démolir sa planche de surf par ses hommes de main (Mais que fait Amnesty International?). Et donc, en plus de sa cargaison de surgelés dissimulant des cassettes pirates dissimulant de la drogue, Chris transporte une planche neuve que le trafiquant lui a offerte en dédommagement.
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Mais en réalité, les hommes d’Iturralde doivent abattre Chris au moment de la livraison et récupérer la planche sur laquelle figure un signe … dont on ne saura jamais l’utilité sinon que ça a un rapport avec un coup d’état que prépare Iturralde pour renverser le pouvoir de Grenade … où il contrôle déjà tout.
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Si vous pensez déjà ça, qu’est-ce que ce sera quand je vous parlerai du père d’Anthony qu’Iturralde a fait jeter en prison, mais dont il a en réalité enchaîné le cadavre au fond de la mer après l’avoir fait dévorer par des requins à un autre endroit.
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Et d’ailleurs, comment Iturralde peut-il savoir que Chris a trouvé son cadavre? Les seules personnes qui auraient pu le lui apprendre sont des hommes de main qui sont morts avant de pouvoir le faire.
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Heureusement, Chris Melville n’est pas seul face à l’adversité. Il peut compter sur l’aide du petit Anthony, de sa dulcinée Ibis (avec qui il forme un couple mixte officieux à une époque où ce n’était pas très répandu en BD) et de quelques confrères surfeurs parmi lesquels on reconnait de Kuyssche en personne, lui-même passionné de ce sport et arborant pour l’occasion un tee-shirt publicitaire des plus indiscrets.
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Mais le meilleur allié de Chris n’est nul autre que … JEAN-PAUL BELMONDO!
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Bon, en fait, le personnage s’appelle Joe Paradise et on ne saura jamais ce qu’il est au juste. Un truand honnête? Un agent des stups? Un flic qui se fait passer pour un truand qui se fait passer pour un flic? Bob Saint-Clar en mission sous un nom d’emprunt? Cette dernière hypothèse est d’ailleurs la plus probable, tant le scénario ressemble à un des romans fictifs de François Merlin, genre: « Et Bob Saint-Clar, surfant comme un fauve, échappe aux griffes de Karpov. »
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La situation se précise? Parce qu’il a compris quelque chose, lui? En tout cas, il en a compris assez pour décider d’infiltrer le repaire d’Iturralde et comme ledit repaire est inaccessible et qu’il fallait bien que la passion du héros serve à quelque chose dans l’histoire, Chris décide de s’y rendre en surf!
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Oui, vous avez bien lu: notre héros part infiltrer la base des méchants via le chemin le plus casse-gueule possible, sans aucune arme ni la moindre idée de ce qu’il fera une fois arrivé. Son seul argument?
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« Et puis » quoi? On ne le saura jamais. De toute façon, sa brillante stratégie se termine exactement comme prévu … par une personne sensée.
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Et là, j’ai envie de dire: Chris, tu m’ouvres les yeux, car plus on avance dans l’histoire, et plus on a l’étrange impression que les auteurs ont interverti le héros et son faire-valoir. Chris passe son temps à se planter, à perdre ses bagarres, à se faire capturer et torturer pendant que Joe se tape tout le travail, lui sauve la mise à plusieurs reprises, sauve une partie des victimes d’Iturralde et je le soupçonne même d’avoir emballé Ibis dans une scène coupée au montage. Finalement, c’est Iturralde qui cerne le mieux la personnalité de Chris Melville.
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Ceci dit, les confrères de Chris ne sont pas plus brillants: apprenant la disparition de leur ami, ils décident de se lancer à leur tour à l’assaut de la forteresse d’Iturralde en suivant un raisonnement apparemment sans faille.
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Ben quoi? J’ai bien dit « apparemment ». Ceci-dit, cela nous vaut une splendide case de Hulet à laquelle il ne manque que la Chevauchée des Valkyries en fond sonore … jusqu’à ce qu’on remarque la surfeuse qui se vautre à l’arrière-plan.
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Et il faut bien avouer que voir ces malheureux surfeurs justifier leur Darwin Award collectif en se mangeant les récifs les uns après les autres en faisant à chaque fois « Aaaaaah! Bong! » constitue un grand moment de comique involontaire pour qui aime l’humour noir. Seule Ibis arrive à destination (Le pire c’est que ça valide leur théorie de « une chance sur cinq ») et Iturralde nous démontre une fois de plus ses talents de profileur.
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C’est bien joli tout ça, mais les auteurs réalisent brusquement qu’il leur reste moins de deux pages pour boucler leur histoire et ils décident donc de nous sortir un twist en mousse avec Joe Paradise qui débarque en sauveur et en Garrett STAMP (un prototype d’engin aérien des années 70 semblable à un hélico).
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Et oui, c’était bien la peine que les surfeurs accomplissent un suicide collectif en tentant de rallier la planque d’Iturralde sur leurs planches puisque juste après leur départ, Joe Paradise a trouvé un moyen tout simple d’y parvenir: par la voie des airs! D’ailleurs, à vue de nez, entre le moment où les copains de Chris partent au casse-pipe et l’arrivée héroïque de Joe, il a dû s’écouler 5 minutes au grand maximum. Et ça lui a suffi pour rejoindre la ville la plus proche, sortir de l’argent, trouver et acheter son engin volant et rejoindre la villa d’Iturralde? Avec lui à la place de Jack Bauer, la série 24 s’appellerait 8! Tiens, au fait … Et Iturralde dans tout ça?
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QUOOOOOI!?!?!?!?!? L’infââââââme Iturralde n’était finalement qu’une chochotte et il meurt comme une merde? Ah, attendez… On me fait signe que l’histoire n’est pas encore terminée.
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Non, non, ne reviens pas, Chris, c’est vraiment pas la peine. Bon, je pense que vous avez compris pourquoi Chris Melville n’a pas connu d’autre aventure et pourquoi cette histoire publiée dans SPIROU 2270 à 2279 ne fut pas reprise en album. Enfin, presque, car un album fut quand même édité par JONAS en 1987, soit six ans après la parution dans le journal. Voici d’ailleurs comment le site Bedetheque tente de résumer l’histoire (le point d’interrogation est d’origine): « Aventures mouvementées d’un surfeur dans les Caraïbes aux prises avec des trafiquants de cassettes, de drogue et agitateurs politiques à leurs moments perdus (?) » Moralité: pour qu’un surfeur fasse carrière dans la BD, il vaut mieux qu’il soit créé par Jack Kirby.
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Ceci-dit, vous vous souvenez qu’à un moment, j’avais mentionné Amnesty International en plaisantant? Et bien, figurez-vous que cette BD avait justement attiré l’attention de l’ONG, comme en témoigne cette lettre publiée dans SPIROU 2287: « Notre groupe est chargé d’intervenir en faveur d’une personne détenue à Grenade (Caraïbes). Notre attention a été attirée par une bande dessinée paraissant dans le journal SPIROU, dont l’action se situe dans cette région du monde et qui cite l’Etat de Grenade. Nous ne négligeons aucune possibilité de contact avec des personnes pouvant connaître Grenade ou susceptibles de nous fournir des informations complémentaires sur ce pays. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous mettre en rapport avec le scénariste et le dessinateur de cette bande dessinée. Nous souhaitons particulièrement savoir: ce qui a inspiré le choix de Grenade comme lieu de l’action; si les auteurs sont en relation d’une manière quelconque avec ce pays; dans ce cas, s’ils sont disposés à nous aider. (Signé) Amnesty International. » Par contre, pas un mot sur cette pauvre planche de surf.
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Il faut au moins reconnaître une chose, c’est que les auteurs de cette histoire se sont fait plaisir. Les dessins de Hulet sont splendides et le scénario de de Kuyssche et Duchâteau multiplie les péripéties sans nous laisser la possibilité de nous ennuyer. Malheureusement, à force de trop les multiplier en ne prenant parfois même pas la peine de les justifier (Quel était le but de ces hommes grenouilles armés d’explosifs que le héros affronte à un moment?), ils accouchent d’un scénario sans queue ni tête particulièrement riche en incohérences. L’histoire souffre également d’un héros qui brille par son incompétence et se fait facilement voler la vedette par Joe Paradise qui se tape tout le travail alors qu’il est censé être un personnage secondaire. Au final, CHRIS MELVILLE est un nanar, une série Z d’aventure qu’on apprécie au premier degré en déconnectant son cerveau pour se laisser bercer par l’action non-stop, ou au second en riant de ses innombrables défauts.
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Verdict?

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Illustrations extraites de : Chris Melville, The Fantastic Four (Vol.1_50), Sangiin Giin Kôho Mami, The Galaxy Heroine Melodia.

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